À quand une composition neutre et compétente en matière d’évaluation de l’intérêt supérieur des mineurs non accompagnés ? Lettre ouverte de la Commission consultative des Droits de l’Homme et de l’Ombudsman fir Kanner a Jugendlecher à l’attention de Monsieur le Ministre de l'Immigration et de l'Asile

La Commission consultative des Droits de l’Homme (CCDH) et l’Ombudsman fir Kanner a Jugendlecher (OKAJU) sont depuis de longues années préoccupés par la situation des mineurs non accompagnés (MNA). Ils se sont à diverses reprises exprimés à ce sujet pour bien insister sur la prise en compte de leur grande vulnérabilité qui est déterminée par rapport à leur vécu qui est le plus souvent traumatisant. Il importe que l’accueil que le Luxembourg leur accorde doit bien prendre en compte ce facteur. Lors de la présentation de la stratégie élaborée par le Ministère de l’Education nationale, de l’Enfance et de la Jeunesse pour la prise en compte des droits des enfants dans les années à venir, la situation des MNA est abordée de façon tellement succincte qu’en fin de compte on se questionne sur l’impact concret qu’apportera le gouvernement dans les années à venir à ce sujet. La CCDH et l’OKAJU souhaitent pointer du doigt la manière dont le gouvernement ignore le respect des droits des enfants et plus particulièrement des MNA. Cela a trait à la composition et au fonctionnement de la commission consultative d'évaluation de l'intérêt supérieur des mineurs non accompagnés (ci-après « Commission »), qui intervient dans le cadre d’une éventuelle décision de retour, c.-à-d. lorsqu’il s’agit de déterminer si l’éloignement du territoire luxembourgeois d’un mineur non accompagné est nécessaire dans son intérêt. Les deux organismes profitent de cette occasion pour prendre encore une fois position par rapport à cette question.

À titre préliminaire, il faut savoir que l’article 3.1 de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant prévoit que « dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu'elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale. »

Cette Convention s’applique à tous les enfants, y inclus aux MNA qui se trouvent dans une situation particulièrement vulnérable.

C’est en 2018, que la Commission dont il est question a été mise en place avec comme objectif de conseiller le Ministre des Affaires étrangères et européennes dans le cas où la protection internationale n’était pas accordée et qu’une décision de retour est prévue. Le rôle d’une telle Commission est centrale et on imagine bien la responsabilité qui lui incombe.

Curieusement cette Commission fonctionnait au début sans aucune base légale et sans que sa composition et son fonctionnement aient été définis. Ce n’est qu’en octobre 2019 que la loi prévoyant sa création est entrée en vigueur alors que le règlement grand-ducal régularisant la composition et le fonctionnement de cette Commission a uniquement été adopté en novembre 2020.

Depuis sa création, cette Commission est fortement critiquée par de nombreux acteurs nationaux comme le Lëtzebuerger Flüchtlingsrot, l’asbl Passerell, la Fédération des acteurs du secteur social au Luxembourg ou encore le Conseil d’État.

La CCDH et l’OKAJU ont avisé les deux textes et se sont prononcés à plusieurs reprises sur la composition et le fonctionnement problématique de cette Commission. Ils ont d’ailleurs également communiqué leurs préoccupations dans leurs rapports alternatifs respectifs, adressés au Comité des droits de l’enfant des Nations Unies dans le cadre de l’examen des cinquième et sixième rapports périodiques du Luxembourg sur la mise en œuvre de la Convention relative aux droits de l’enfant, et leurs échanges avec ce dernier lors de la pré-session qui s’est tenue en février 2021.

Dans ses observations finales, publiées en juin 2021, le Comité s’est montré préoccupé par le fait que « La commission consultative chargée de déterminer l’intérêt supérieur de l’enfant dans le contexte du renvoi des enfants non accompagnés n’est ni indépendante ni neutre et est composée d’acteurs précisément chargés d’exécuter ces renvois » et a invité le gouvernement à faire de cette Commission « (…) un organe décisionnaire indépendant et pluridisciplinaire comprenant parmi ses membres des représentants d’organisations non gouvernementales et d’organes compétents responsables des enfants migrants non accompagnés, et veiller à ce que ces enfants aient accès à des voies de recours efficaces. ».

Suite aux nombreuses critiques exprimées tant au niveau national qu’international, le Ministère des Affaires étrangères et européennes a déposé un projet de règlement grand-ducal visant à amender le texte actuellement en vigueur et à apporter des modifications minimes et peu substantielles quant à la composition et au mode de fonctionnement de cette Commission.

Il est ainsi prévu d’y intégrer un membre issu de la société civile et de supprimer la voix prépondérante du président de la Commission en cas d’égalité des voix.

La CCDH et l’OKAJU tiennent à souligner que ces modifications ponctuelles ne changent en rien le problème essentiel de cette Commission qui tient à son manque de neutralité et d’indépendance par rapport au Ministre de l’Immigration et de l’Asile en sa qualité d’autorité́ chargée d’exécuter le retour.

Ainsi à titre d’exemple le représentant du Ministère des Affaires étrangères n’aurait certes plus de voix prépondérante en cas d’égalité des voix, mais il continuerait de faire partie de cette Commission et même de la présider.

La CCDH et l’OKAJU estiment que, sauf pour la décision concernant la demande de protection internationale, toutes les décisions concernant l’enfant devraient être prises par un organisme de protection de l’enfance et non pas par une autorité de migration.

Ils rappellent que les lignes directrices du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) sont très claires : « ces décisions devraient être prises par un organe indépendant de protection de l’enfance qui a l’expertise pour considérer l’intérêt supérieur de l’enfant et qui ne court aucun risque d’être pris dans un conflit d’intérêt entre l’intérêt supérieur de l’enfant et la politique nationale en matière d’immigration ».

La CCDH et l’OKAJU invitent dès lors le gouvernement à modifier la composition et le fonctionnement actuels de cette Commission de manière à garantir une véritable indépendance de celle-ci à l’égard du Ministre de l’Immigration et de l’Asile, qu’elle est censée conseiller.

Ni la CCDH, ni l’OKAJU ne peuvent se contenter du simple ajout d’un acteur de la société civile à cette Commission. Cette modification ne change rien aux problèmes fondamentaux liés à la composition de cette Commission, si les autres membres de cette Commission restent en place.

Dans ce contexte, la CCDH et l’OKAJU s’interrogent également sur les raisons pour lesquelles un représentant d’une autorité répressive comme le parquet fait partie de cette Commission.

Les deux organismes revendiquent une composition qui permet de garantir un caractère multidisciplinaire et la prise en compte adéquate des différents aspects de l’intérêt supérieur de l’enfant. Il est important qu’elle soit composée de membres ayant les qualifications et l’expérience nécessaires en matière de santé mentale et de scolarité des mineurs, ce qui n’est pas le cas en l’état actuel. Ils soulignent dans ce sens que le Comité pour les droits de l’enfant avait, dans ses observations finales, bien parlé de « représentants d’organisations non gouvernementales » au pluriel.

Dans ce contexte, il échet aussi de rappeler qu’il est crucial que tous les membres d’une Commission, qui est supposée évaluer l’intérêt supérieur des MNA, soient formés en matière de santé psychique et physique de l’enfant ainsi que des droits de l’enfant. La CCDH et l’OKAJU demandent à ce que tous ses membres aient une formation continue, étendue et obligatoire. Cette recommandation est d’autant plus pertinente, alors que sauf pour le futur représentant de la société civile, aucun critère de sélection n’est prévu pour les autres membres de cette Commission.

Par ailleurs, ils invitent le gouvernement à inscrire dans le règlement grand-ducal des critères précis et objectifs pour l’évaluation de l’intérêt supérieur des mineurs non accompagnés. En effet, selon le Comité des droits de l’enfant, la notion de l’intérêt supérieur de l’enfant est à considérer comme un « principe juridique interprétatif fondamental » et les Etats parties doivent expliquer comment « l’intérêt supérieur de l’enfant a été mis en balance avec d’autres considérations, qu’il s’agisse de questions de portée générale ou de cas individuels. » (Observation générale no 14 (2013) sur le droit de l’enfant à ce que son intérêt supérieur soit une considération primordiale (art. 3, § 1)).

De même, comme prévu par la Convention relative aux droits de l’enfant dans son article 3.1, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale dans toutes les décisions le concernant. Ainsi, l’évaluation de l’intérêt supérieur de tout l’enfant, qu’il soit accompagné ou non, doit se faire dès son arrivée sur le territoire luxembourgeois et tout au long de la procédure, et non pas uniquement au moment d’envisager son retour.

En effet, une telle évaluation devrait se faire pour toutes les décisions qui le concernent, notamment par rapport au logement, à l’école, aux soins de santé ou encore aux loisirs.

Finalement, ils regrettent de constater que même 28 ans après la ratification de la Convention des droits de l'enfant des Nations Unies, une prise en compte de ladite Convention et de l’intérêt supérieur de l’enfant dans la composition de cette Commission, tout comme par les juridictions nationales, n’est pas garantie.

 

Gilbert Pregno

Président de la Commission consultative des Droits de l'Homme

 

Charel Schmit

Ombudsman fir Kanner a Jugendlecher

 

 

 

 

 

Dernière modification le